[Veille] Présomption d’innocence ?

Tribunal judiciaire, Chambre des référés, Paris, Jugement du 14 mars 2024, Répertoire général nº 24/51981

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Un reportage inédit sur les centres dentaires, diffusé par une chaîne du service public, constitue une occasion unique de mettre en lumière les pratiques (décriées) de certains responsables de ces structures. On s’en doute, ce reportage n’a pas été du goût d’un ancien responsable de centre qui s’est senti particulièrement visé par les journalistes, au point d’intenter une action judiciaire en référé pour en faire supprimer certains passages. Sans succès !

Les faits

Un reportage de l’émission de télévision « Complément d’Enquête », diffusé sur France 2 le 14 mars 2024, avait pour thématique les centres dentaires. Le titre, « Centres de santé : Profits sur ordonnance » annonçait la couleur d’une émission qui, comme d’autres auparavant (Cash Investigation en 2022, par exemple) ont jeté une lumière crue sur les pratiques de certains centres déviants : mutilations, fraudes à la sécurité sociale, défaut d’hygiène et d’asepsie, défaut de management…

Le reportage s’intéresse tout particulièrement à ce que l’on pourrait appeler « l’affaire COSEM » : en mai 2023, une enquête a été ouverte à l’encontre des dirigeants de la COSEM (acronyme de Coordination des oeuvres sociales et médicales), une association à but non lucratif regroupant 12 centres de santé privés et 1231 salariés. Deux signalements avaient été adressés à la justice en avril 2023 l’un émanant de la Caisse primaire d’Assurance maladie (CPAM) et l’autre d’élus du comité social et économique (CSE) de l’organisme. Les signalements portaient sur des suspicions de fraude, d’abus de confiance, de prise illégale d’intérêt, d’escroquerie à la Sécurité sociale et de harcèlement moral. Dans cette affaire, toujours en cours d’instruction, sont visés le directeur de l’association M. D. D. et ses deux fils, accusés d’avoir détournés plusieurs dizaines de millions d’euros.

L’Emission Complément d’Enquête a fait de D.D. un élément central de son reportage, au point de l’inviter sur le plateau en fin d’émission. Il était prévu qu’il réponde aux questions du journaliste Tristan Waleckx, mais a finalement décliné l’entretien après avoir visionné les images.

D. D. saisit la justice en urgence (par voie de référé) afin que soit empêchée, « au moyen de la suppression des passages litigieux et de l’interdiction de procéder à toute publication, cession ou diffusion du texte non conforme à ladite suppression », la diffusion du reportage. Et ce, au motif que le reportage incriminé porterait gravement atteinte à la présomption d’innocence, lui causant ainsi un dommage difficilement réparable.

En guise de défense, France Télévision affirme que son reportage est objectif, qu’il s’appuie sur des témoignages et respecte le principe du contradictoire. Elle ajoute que la teneur du reportage en cause avait déjà fait l’objet de nombreuses publications depuis près d’un an (que l’on peut facilement retrouver sur internet) et répond à un intérêt légitime d’information du public.

La décision

Le juge se prononce donc sur l’existence d’une possible atteinte à la présomption d’innocence de D. D. et rappel le contenu de l’article 9-1 du Code civil sur lequel le demandeur fonde son action :

« Chacun a droit au respect de la présomption d’innocence.

Lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme étant coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire, le juge peut, même en référé, ordonner l’insertion d’une rectification ou la diffusion d’un communiqué aux fins de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence, sans préjudice d’une action en réparation des dommages subis et des autres mesures qui peuvent être prescrites en application du nouveau code de procédure civile et ce, aux frais de la personne, physique ou morale, responsable de l’atteinte à la présomption d’innocence ».

Article 9-1 du Code civil

Le juge rappelle que cet article n’interdit pas de rendre compte d’affaires judiciaires en cours et même d’accorder un crédit particulier à la thèse de l’accusation, mais seulement si, de l’ensemble des propos, ne se dégage pas une affirmation manifeste de culpabilité.

Le juge précise également que cet article doit être mis en balance avec un autre droit ayant la même valeur normative : la liberté d’expression. « Et ce,  afin de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ». Pour ce faire, la mise en balance « doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, sa contribution à un débat d’intérêt général, l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée ». Pour résumer : il faut reprendre les passages du reportage qui seraient susceptible de porter atteinte à la présomption d’innocence du demandeur.

À l’issue de l’énumération des séquences incriminées, le juge relève que l’émission n’a fait que recontextualiser le conflit qui oppose les différents protagonistes impliqués dans la procédure judiciaire engagée à l’encontre de D. D., sans prendre parti contre celui-ci. Ce faisant, le juge conclut qu’il n’est pas établie l’existence d’un dommage imminent lié à une atteinte à la présomption d’innocence de D. D. et rejette l’intégralité de ses demandes à l’encontre de France Télévision.

L’émission a donc été diffusée en son intégralité le 14 mars 2024 (lien).


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