[Veille] Dépose de bridge et dissection aortique

Tribunal administratif, 2ème Chambre, Nancy, Jugement nº 2101771 du 30 novembre 2023, Requête nº 30839

La fin d’année 2023 est riche en décisions portant sur des dommages corporels lourds et possiblement en lien avec des soins dentaires. Après la décision du tribunal administratif de Lyon portant sur une ostéotomie bimaxillaire, il convient aujourd’hui de se pencher sur le cas d’un patient ayant subi une dissection aortique, qu’il allègue à des soins dentaires réalisés au centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy.

Les faits

En l’espèce, un patient est pris en charge au sein du CHRU de Nancy pour un plan de traitement buccodentaire, en février 2014. Il fait l’objet, quelques mois plus tard, d’une extraction d’un bridge cantilever au niveau du maxillaire gauche, aux emplacements 25 et 26, avec extension à l’emplacement 24. À compter de février 2015, pour la suite du plan de traitement, il est pris en charge au sein du service de parodontologie du CHRU. En mai 2015, il fait l’objet d’une allogreffe osseuse aux emplacements 24, 25 et 26 en vue de s’y faire poser des implants dentaires. À la suite de cette intervention, le patient se plaint de douleurs et d’halitose jusqu’à la dépose du greffon en décembre 2015.

Par une ordonnance en date du 7 mars 2017, le juge des référés du tribunal administratif de Nancy a ordonné qu’une expertise soit diligentée. Le Dr D, chirurgien spécialisé en stomatologie, dépose son rapport le 6 novembre 2017 qui conclut à l’absence de faute du CHRU. Par une ordonnance en date du 11 février 2020, le juge des référés du tribunal administratif de Nancy a refusé d’ordonner une nouvelle expertise et d’accorder une provision au patient.

En octobre 2020, le Dr F a réalisé une nouvelle expertise, non contradictoire, à la demande de l’intéressé qui conclut à l’existence de manquements dans la prise en charge ayant occasionné un dommage susceptible d’être réparé. Le patient a formé une demande indemnitaire préalable le 24 mars 2021 qui a été rejetée par la société hospitalière d’assurance mutuelle (SHAM). Par la présente requête, il demande au tribunal de condamner le CHRU de Nancy à l’indemniser de ses préjudices à raison des fautes commises par lui.

Dans sa décision, le juge administratif va se prononcer (1) sur la compétence du tribunal administratif pour juger le litige, (2) sur la régularité des opérations d’expertise et (3), sur la responsabilité de l’établissement.

La Compétence du tribunal administratif

Dans un premier temps, le juge administratif se penche sur la compétence du tribunal. Si le premier expert relève, dans son rapport, que l’intervention de greffe osseuse litigieuse a été pratiquée au titre d’une activité privée (libérale) d’un praticien rattaché au CHRU, le juge note qu’il n’y a aucun élément de preuve permettant d’établir le caractère libéral de l’intervention. La juridiction administrative est donc compétente pour connaître de l’ensemble des fautes reprochés au CHRU de Nancy par le demandeur.

La régularité des opérations d’expertise

Il n’est pas rare, en matière de dommages corporels, qu’une des parties invoque un défaut de compétence ou d’indépendance de l’expert. Il est ici question du second cas de figure : le patient, demandeur, met en cause l’impartialité du premier expert :

« [Le patient] fait valoir que la partialité [du premier expert, le Dr D.] est encore démontrée par les conditions dans lesquelles se sont déroulées l’expertise et par le fait qu’il connait personnellement le [praticien incriminé, le Pr G.]. Toutefois, le fait que le Dr D ait installé le Pr G et le médecin conseil de la SHAM dans son bureau avant d’aller chercher M. C et son conseil en salle d’attente et qu’il ait repris au conseil du requérant l’exemplaire du rapport sur lequel était inscrit le numéro de téléphone du Pr G, uniquement destiné au médecin-conseil de la SHAM, avant de lui en fournir une copie sans ce numéro, est insuffisant à susciter un doute sur l’impartialité de l’expert. Enfin, si le Pr G et le Dr D étaient attachés d’enseignement en même temps au sein de la faculté dentaire de Nancy en 1995, cette simple circonstance, intervenue vingt-deux ans avant la date d’expertise, sans qu’ils ne se soient revus depuis, ne démontre pas l’existence d’une relation directe ou indirecte de nature à remettre en cause l’impartialité de l’expert. Dans ces conditions, M. C n’est pas fondé à soutenir que l’expertise du Dr D s’est déroulée dans des conditions irrégulières ».

Sur la responsabilité de l’établissement

Depuis la loi du 4 mars 2002, les professionnels et établissements de santé sont responsables des conséquences dommages des actes de prévention, de diagnostic ou de soins en cas de faute de leur part (article L. 1142-1, I du Code de la santé publique).

Le patient va, dans ce litige, tenter d’engager la responsabilité de l’établissement au titre d’une faute non technique, à savoir, un défaut d’information (sur le fondement de l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique) et de plusieurs fautes techniques (sur le fondement de l’article L. 1142-1, I du Code de la santé publique) : erreur de diagnostic, manquement aux règles de l’art et insuffisance de suivi post-opératoire.

  • Un défaut d’information sur les risques, mais pas de préjudice associé

De manière intéressante, le juge retient un défaut d’information du patient : le CHRU de Nancy n’est pas en mesure de prouver qu’il a délivré une information sur les risques encourus et n’est pas non plus en mesure de produire le consentement signé du patient. Toutefois, le juge ne retient pas de préjudice lié à cette faute, à savoir, une perte de chance de se soustraire à l’intervention litigieuse (préjudice allégué par le patient).

Le patient aurait pu alléguer un autre préjudice moral distinct du préjudice de perte de chance, né du défaut d’information : le préjudice d’impréparation. Mais cela n’a pas été le cas dans le présent litige.

  • Un préjudice né de la perte de chance d’éviter une infection, mais annulé par l’absence de volonté de se soustraire aux soins litigieux

Dans un raisonnement un brin alambiqué, le juge écarte toute réparation d’un préjudice né de la perte de chance d’éviter une infection en lien avec les soins litigieux (qu’il n’est cependant pas possible de qualifier d’infection nosocomiale dans le cas présent, puisqu’il s’agit plutôt d’une complication iatrogène), au motif que le patient refuse les alternatives thérapeutiques à l’allogreffe osseuse.

  • L’absence de faute technique

Le juge va écarter les trois fautes techniques alléguées par le patient : l’erreur de diagnostic (dépose du bridge en secteur 2, au motif de la maladie parodontale), une allogreffe osseuse qui n’a pas été réalisée dans les règles de l’art et qui aurait entraîné une perforation du sinus (qui n’est pas objectivée radiographiquement) et enfin, un défaut de suivi post-opératoire (qui n’est pas établi par le juge).

En dernier lieu, le patient se prévaut « d’un manque de considération du centre hospitalier à son égard », au motif qu’il demandait la réhabilitation de sa mandibule alors que les interventions ont concerné son maxillaire. Le juge rétorque que la qualification d’un tel manquement n’est pas assortie des précisions suffisantes permettant d’en apprécier le bien-fondé.

En conclusion : pas d’engagement de la responsabilité de l’établissement public de santé

Pour toutes ces raisons, le juge administratif rejette la requête du demandeur : « Il résulte de tout ce qui précède que l’intéressé n’est ni fondé à demander la prescription d’une nouvelle expertise médicale ni à demander la condamnation du CHRU de Nancy en réparation des préjudices qu’il a subis.« 


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