[Veille] Carcinome épidermoïde et responsabilité

Lorsqu’une pathologie grave se déclenche peu après des soins dentaires, deux problématiques peuvent se poser en matière de recherche de la responsabilité médicale : le lien de causalité entre la pathologie et les soins et la notion de perte de chance, dès lors qu’un diagnostic aurait pu être posé par le chirurgien-dentiste au moment de sa prise en charge.

Tribunal judiciaire de Paris, 19ᵉ chambre du contentieux médical, 13 octobre 2025, n° 19/11332 (lire)

Les faits

Une patiente de 90 ans est prise en charge en 2014 pour des soins dentaires de routine dans un cabinet libéral, par deux chirurgiens-dentistes. Le premier établit le plan de traitement tandis que le second le met en œuvre. Ce plan de traitement prévoit notamment l’extraction de la dent n° 36, qui est réalisée sans complication.

Or, quelques mois plus tard, un carcinome épidermoïde de la mandibule est diagnostiqué par un troisième praticien, dans la zone rétro-molaire gauche (à 3-4 cm en arrière de la dent n° 36). Malheureusement, le carcinome est déjà infiltrant et la patiente décèdera l’année suivante.

Reprochant aux deux premiers chirurgiens-dentistes un retard de diagnostic fautif ayant entraîné une perte de chance de guérison, les ayants-droits assignent ces derniers en responsabilité civile devant le tribunal judiciaire de Paris.

Une première expertise judiciaire, sur pièces, est réalisée par un chirurgien maxillo-facial et conclut à « une perte de chance manifeste liée à la négligence de prise en charge » des deux praticiens. Notamment, l’expert relève les manquements suivants : « Pas de contrôle clinique jusqu’à cicatrisation de la muqueuse [à l’issue de l’extraction de la dent n° 36] ; Pas d’analyse histologique de la lésion granulomateuse extraite lors de l’extraction dentaire ; Pas de consultation de contrôle donnée de façon systématique pour juger de la cicatrisation ; Pas de consultation de contrôle ou de consultation donnée lorsque la patiente est revenue en juin faisant état de sa douleur qui aurait pu également justifier d’une radio panoramique ».
Pour l’expert, « l’ensemble de ces éléments ont contribué à rassurer la patiente de façon non raisonnable et continué à faire évoluer à bas bruit la tumeur ».

Cette expertise est toutefois considérée, par le juge, comme insuffisante pour lui permettre de se prononcer sur la responsabilité des praticiens : il ordonne une seconde expertise judiciaire, collégiale cette fois-ci – un chirurgien-dentiste et un oncologue – aux fins d’évaluer un éventuel défaut de diagnostic fautif ayant entraîné la perte de chance alléguée par les ayants-droits.

Or, les deux experts rendent des conclusions diamétralement opposées à celles de la première expertise : ils ont considéré que les soins prodigués étaient attentifs et conformes aux données acquises de la science. Notamment, ils relèvent qu’aucun signe clinique évocateur de malignité n’avait été observé, que la cicatrisation du site d’extraction de la dent n° 36 était jugée normale, et la tumeur, découverte plusieurs mois plus tard, était localisée à distance de la zone d’extraction de la dent. Les deux chirurgiens-dentistes n’auraient donc commis ni faute de diagnostic, ni manquement au suivi post-opératoire, d’autant que la patiente ne présentait aucun facteur de risque particulier (non-fumeuse, non-consommatrice d’alcool).

En toute logique, cette seconde expertise est défavorable aux ayants droits, puisque pour engager la responsabilité médicale d’un professionnel de santé, il faut qu’il y ait existence d’une faute (ici, le défaut de diagnostic) en lien direct avec une « conséquence dommageable (la perte de chance alléguée par les ayants-droits.

La décision

Le juge a suivi les conclusions de la seconde expertise : rappelant les dispositions de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique qui fonde le régime de responsabilité médicale, il souligne que la responsabilité du chirurgien-dentiste n’est engagée qu’en cas de faute prouvée, et à condition qu’existe un lien de causalité direct et certain entre cette faute et le dommage.

Or, suivant les conclusions de l’expertise collégiale, la preuve d’un retard de diagnostic imputable aux praticiens n’était pas rapportée. La maladie, d’évolution silencieuse et rapide, n’aurait pu être décelée à la date des soins.

En conséquence, le Tribunal a débouté les demandeurs et confirmé l’exonération totale des praticiens, jugeant que « les soins avaient été attentifs, diligents et conformes aux données acquises de la science médicale à l’époque des faits ».

Si les ayants-droits ont demandé au tribunal, de manière subsidiaire, d’ordonner une troisième expertise (aux fins d’obtenir des conclusions qui leurs auraient été possiblement favorable), cette demande a été déclinée par le juge.

Pour conclure, lorsqu’une pathologie cancéreuse apparaît après des soins dentaires, l’existence d’un simple enchaînement temporel ne suffit pas : il convient de démontrer que le praticien a manqué à une obligation de vigilance ou de diagnostic, et que ce manquement a modifié l’évolution du pronostic (causant, par exemple, une perte de chance pour le patient d’être pris en charge à temps).

Pour aller plus loin

Un article au sujet du carcinome épidermoïde et de son pronostic péjoratif :

Benhamou, Y., Raybaud, H., Poissonnet, G., Cochais, P., & Mahler, P. (2014). Découverte d’un carcinome épidermoïde du trigone rétromolaire chez un jeune adulte sans facteurs de risque. Médecine Buccale Chirurgie Buccale, 20(3), 209-213.


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