Cour d’appel d’Aix-en-Provence, Chambre 1-6, Arrêt du 7 septembre 2023, RG n° 22/09416
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Les faits
En novembre 2015, une patiente de 36 ans consulte une orthodontiste, pour des douleurs des articulations temporo-mandibulaires (ATM). Elle a été adressée à un chirurgien stomatologue, qui a préconisé une ostéotomie mandibulaire en vue de corriger « une anomalie occlusale associée à un dysfonctionnement articulaire gauche ». Cette opération est effectuée en mars 2016 à l’hôpital.
Par la suite, la patiente a présenté une hypoesthésie labio-mentonnière droite. Son chirurgien-dentiste (distinct des deux praticiens précédents) a constaté une nécrose de la dent 15 (prémolaire supérieure droite).
La nécrose de la dent 15 et l’insensibilité de la bouche et du menton ont déterminé la patiente à saisir le juge des référés d’une demande d’expertise judiciaire.
Note : on retrouve classiquement les conditions de responsabilité médicale qui motivent la patiente à saisir le juge (démarche contentieuse) : un dommage (hypoesthésie et nécrose d’une dent), un ou plusieurs auteur(s) potentiellement responsables, et un fait générateur (l’opération effectuée par le chirurgien stomatologue).
Le juge civil missionne un expert judiciaire qui rend son rapport en décembre 2019. À l’issue, la patiente engage une action au fond dirigée contre le chirurgien stomatologue aux fins d’engager sa responsabilité.
Ce que dit l’expert
L’expert a relevé l’absence de faute dans le diagnostic et l’indication thérapeutique de l’ostéotomie mandibulaire, qui a permis de restaurer une occlusion normale de classe I.
S’agissant de l’altération post-opératoire de la sensibilité dans le secteur du NAI droit, l’expert judiciaire conclut que le déficit de sensibilité labiale et mentionnière relève de l’aléa thérapeutique, ce qu’aucune des parties ne conteste.
Concernant la nécrose aseptique de la dent 15, l’expert impute prudemment cette complication à une « maladresse fautive » de la part du chirurgien stomatologue.
Note : jusque là, l’existence d’une faute technique permet d’engager la responsabilité du chirurgien stomatologue. Cependant, le préjudice en lien avec cette faute est bien maigre (la nécrose aseptique de la dent 15). Si l’on s’en tient à ce seul préjudice, on peut penser que l’indemnisation sera bien maigre.
Une indemnisation plutôt généreuse
Le juge va se montrer généreux en matière d’indemnisation, signe que la patiente avait été bien conseillée et que l’expert s’est montré clément. Cette générosité permet de compenser l’absence (officielle) d’indemnisation du « vrai dommage » (une hypoesthésie labio-mentonnière particulièrement handicapante), celui-ci relevant d’un aléa thérapeutique.
Dépenses de santé actuelle (DSA) : 1156,16 € pour la couronne sur 15
Dépenses de santé futures (DSF) : 1800 € (deux renouvellement de couronnes)
Souffrances endurées (SE) : 2/7, indemnité de 4000 €
Déficit fonctionnel permanent (DFP) : 890 €
Note : pour une nécrose aseptique fautive de la dent 15, cette indemnisation est donc particulièrement généreuse. Notamment, les postes de souffrance endurées et de déficit fonctionnel permanent, qui semblent davantage en lien avec l’aléa thérapeutique que la nécrose aseptique de la prémolaire !
Des postes d’indemnisation qui sont toutefois écartés
Néanmoins, le juge écarte un certain nombre de demandes de la part de la patiente.
Ainsi, il n’indemnise pas une gouttière d’occlusion (1192,80 euros demandés, ce qui fait un peu cher la gouttière !), ne prend en compte que deux renouvellement de couronne et non trois (comme demandé par la patiente).
Il rejette également le préjudice sexuel (PS) et le préjudice d’agrément (PA), la patiente se plaignant d’avoir dû arrêter la boxe et connaissance des difficultés à faire de la marche à pied (!).
last but not least… Le défaut d’information
Comme précisé, l’indemnisation au titre de la faute technique, ayant entraîné la nécrose de la 15, devait être très faible par rapport au « vrai dommage ». Le risque d’écarter l’ensemble des dommages au titre d’un aléa thérapeutique étant fort, la stratégie de défense met logiquement en oeuvre l’argument du défaut d’information (Art. L. 1111-2 CSP et suiv.), qui permet d’obtenir une indemnisation au titre d’un préjudice de perte de chance et/ou d’impréparation.
Pour sa défense, le praticien justifie une information à l’oral (ce qui est manifestement pas suffisant), produit un document standard d’information ainsi que le consentement signé par la patiente.
Le juge rétorque que le consentement est très limité (une page recto comportant une simple case cochée en face de la phrase pré-imprimée) et que le praticien ne justifie pas avoir remis la fiche d’information.
Le juge alloue une indemnisation au titre du préjudice d’impréparation, à hauteur de 3000 euros. Le montant total de l’indemnisation est donc de 10 846,16 €.